Théâtre et Feldenkrais

Théâtre et Feldenkrais

Tout comme les pratiques somatiques [1] dont elle fait partie, la méthode Feldenkrais [2] n’est ni une méthode d’entrainement ni une méthode pour soigner, mais avant tout une méthode d’apprentissage qui propose à ceux qui la pratiquent d’apprendre à apprendre: «l’art et la science des éducateurs somatiques ne résident pas dans la pathologie et la symptomatique qu’elles soient physiques ou psychologiques mais bien dans le processus d’apprentissage du corps capable de se ressentir et de s’organiser.» [3] Selon son inventeur, Moshe Feldenkrais (1904-1984), nous sommes animés par un flux continu de pensées, sensations, sentiments, mouvements (ou actions) inextricablement enchevêtrés. Un changement dans l’un de ces éléments active en nous inévitablement une rectification dans tous les autres. La question essentielle de sa méthode est comment peut-on apprendre à s’améliorer, autrement dit «comment accéder aux changements et les maintenir de façon pérenne?»[4], Comment inscrire durablement notre apprentissage? S’il n’est pas aisé d’agir sur la pensée, les sentiments, les sensations, Feldenkrais part du fait qu’agir sur le mouvement est beaucoup plus évident. Concret, pragmatique et immédiat, l’étude du mouvement permet d’observer de multiples changements sur soi-même aussi bien que sur les autres. Cette étude se fait au travers de l’observation de nos sensations grâce à notre «sens du mouvement» [5], appelé sens kinesthésique, aujourd’hui reconnu par les recherches scientifiques comme étant le sens le plus important pour notre survie, nous permettant de «développer nos capacités d’apprentissage et d’autonomie»[6], d’améliorer nos interactions avec l’environnement et d’affronter rapidement de nouvelles situations[7]. Pour Feldenkrais, si on veut aider à la transformation globale de la dynamique d’un individu c’est par le mouvement qu’il faudra le faire. Et cela aura des répercussions sur tout le reste. Le but de la prise de conscience que propose Feldenkrais étant de pouvoir se guider soi-même dans un apprentissage autonome – sans correction extérieure – à l’aide d’une compréhension empirique ressentie depuis l’intérieur, afin de simplifier sa propre manière de fonctionner (d’avoir un meilleur usage de soi dans le champ de la gravité, de se rendre plus efficace avec moins d’effort), d’acquérir de meilleures options stratégiques et d’élargir son potentiel de mouvements. La personne qui pratique la méthode va pouvoir au fur et à mesure être autonome, générer elle-même ses outils de connaissances et ne devra plus forcément suivre des leçons Feldenkrais menées par un praticien.

C’est justement cet apprentissage de l’autonomie que nous visons pour l’acteur, à l’instar de la metteure en scène et praticienne Feldenkrais québécoise Odette Guimond quand elle affirme que la vocation de l’enseignement Feldenkrais au théâtre est « d’amener un acteur, une personne, à devenir ce qu’elle est, à réaliser ses intentions et à assumer ce qu’elle fait.»[8]. C’est dans l’émergence de cette circularité – qu’Odette Guimond et Gabriele Sofia ont tous deux nommés «autopoïesis»[9], le fait de générer soi-même son apprentissage, – que les outils du Feldenkrais nous intéressent pour l’acteur, afin qu’il apprenne à cultiver ses propres ressources, à engendrer ses propres connaissances, à provoquer ce qui le stimule, et enfin à s’entourer de conditions favorables à l’émergence de ce potentiel.

Le mot «outil» auquel nous nous sommes attachés, cherchant à les repérer, pourrait laisser supposer une volonté de trouver des instruments stables, fixes, immuables, surtout s’il est suivi de près par celui de «méthode» – pouvant évoquer de son côté la rigueur d’un chemin qu’il s’agirait de suivre. Il n’en est rien.  Les disciplines du théâtre et du Feldenkrais engagent chacune selon des voies qui leur sont propres la pratique d’une expérience subjective, singulière, ancrée dans l’ici-et-maintenant. Telles que nous les concevons, elles sont toutes deux loin de l’intention de «diagnostiquer», «surveiller», « juger » la pratique pour reprendre les mots de la philosophe et artiste canadienne Erin Manning lorsqu’elle discute la notion de « méthode » dans le cadre des vingt propositions pour la recherche-création qu’elle rédige avec le philosophe Brian Massumi [10]. A l’instar de ces deux auteurs que nous aurons l’occasion de convoquer régulièrement, c’est depuis notre pratique d’acteurs et metteur en scène et afin de tenter de transformer notre « pensée en actes » que nous menons cette recherche.

Les outils Feldenkrais que nous avons sélectionnés ont retenu notre attention parce qu’ils ne sont pas des instruments « inertes » mais plutôt des «véhicules de potentiel» [11]. Sortes d’impulsions créatrices de mouvements, nous avons l’intime conviction qu’ils peuvent aider l’acteur à s’inscrire au sein d’une recherche au présent, se concentrant plus sur cet endroit du milieu[12] – là où l’acteur a la possibilité de se plonger dans les méandres ludiques d’une exploration scénique et là où se loge son potentiel de transformation – plutôt que sur un point de départ ou d’arrivée sur lesquels il s’agirait de se focaliser comme on le voit souvent en salle de répétitions. De ce point de vue, la recherche de l’acteur pour correspondre à un résultat précis demandé ou celle qui consisterait à identifier un point de départ à partir duquel il pourrait enfin commencer à jouer une scène sont deux démarches de travail que nous considérons comme statiques, à l’opposé de la recherche dynamique dans laquelle nous lui proposons de s’engager[13].

A l’instar d’Odette Guimond qui voit en cette méthode une proposition d’aborder au théâtre le «mouvement comme véhicule de recherche»[14], ou de ce que l’artiste chorégraphique et praticienne Feldenkrais Fabienne Compet décrit comme étant le déclenchement possible de la «mise en mouvement d’une recherche»[15], nous pensons qu’à travers ce filtre du mouvement, ces outils offrent un potentiel d’émancipation vis-à-vis de nos habitudes théâtrales, de notre manière de disséquer le jeu de l’acteur pour l’analyser, du vocabulaire appliqué au jeu et à la direction d’acteur, offrant l’opportunité d’un nouveau point de vue sur des notions théâtrales qui prêtent à confusion puisqu’il y a autant de définitions que de praticiens de théâtre, telles que celles de personnage, rôle, figure, situation, séquençage, caractérisation, geste, voix, corps, émotions, sentiment.

[1] Les méthodes somatiques (au nombre de trente) s’intéressent à «l’apprentissage de la conscience du corps en mouvement dans son environnement social et physique». En font partie: l’Eutonie de Gerda Alexander, la Technique Alexander, le “Body-Mind Centering de Bonnie Bainbridge-Cohen. Voir Yvan Joly, «L’éducation somatique: au-delà du discours des méthodes», Bulletin de l’Association des praticiens de la méthode Feldenkrais de France, n°14, hiver 1993, p.1.

[2] Pour le monde somatique, il s’agit d’écrire “Méthode Feldenkrais®”. Nous avons fait le choix ici de ne pas rajouter le copyright pour éviter l’allusion commerciale méconnue dans le domaine du spectacle et de l’écrire “méthode Feldenkrais”.

[3] Yvan Joly, op.cit., p. 2. Remarquons qu’en Suisse, depuis 2015, la méthode est reconnue par la Confédération comme «thérapie complémentaire». Même si certaines pathologies voient des effets bénéfiques par la pratique de cette méthode, le praticien Feldenkrais est considéré comme étant – selon le jargon professionnel – un «enseignant» qui propose à des «élèves» d’explorer des «leçons».

[3] Yvan Joly, op.cit., p. 2. Remarquons qu’en Suisse, depuis 2015, la méthode est reconnue par la Confédération comme «thérapie complémentaire». Même si certaines pathologies voient des effets bénéfiques par la pratique de cette méthode, le praticien Feldenkrais est considéré comme étant – selon le jargon professionnel – un «enseignant» qui propose à des «élèves» d’explorer des «leçons».

[4] Alan Questel, «The Feldenkrais Method» in Potter Nicole, Movement for Actors, New-York, Allworth Press, 2002, p. 54.

[5] Voir Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, 2013.

[6] Christine Barrat, « Comment se construit l’image de soi », in Corpus (30 ans : éclairages), 2017, p. 11.

[7] Voir à ce propos les recherches d’Edith Ribot-Siscar, chercheuse INSERM, LNC, Aix-Marseille Université, in Vincent Amouroux, Notre véritable sixième sens, ARTE France, Mona Lisa Productions, Fauns, CMN, 2019.

[8]Odette Guimond, « l’éducation somatique et le mouvement au théâtre : la méthode Feldenkrais », Annuaire théâtral, n°18 (Le regard du spectateur), SQET, 1995, p. 100.

[9] Le concept d’autopoïèse a été inventé par Humberto Maturana et Francisco Varela, voir: Varela et Maturana, «Autopoiesis, The Organization oft he Living [De Maquinas y Seres Vivos]», Chili, Editorial Universitaria Sa, 1972. Voir Odette Guimond: «l’action est le principe intégrateur de l’apprentissage. L’action permet la transformation du soma en lui-même, sa survie, c’est-à-dire son autopoïesis.», in «La notion d’Autopoïesis et la Méthode Feldenkrais au service de la formation, de la recherche et de la création théâtrales», in Etudier le théâtre, Actes des congrès mondiaux de la Valleyfield-Québec (1997) et Dakar (1999), Congrès de l’AITU, Presses Collégiales du Québec, 2001, p. 100.

Voir Gabriele Sofia: «L’acteur n’apprend pas une technique, il apprend à créer ses propres stratégies créatives: il apprend à apprendre. Cette sorte de deutéro-apprentissage (comme aurait pu l’appeler Gregory Bateson) permet à l’acteur d’affronter avec ses propres outils (autrement dit au moyen d’une méthode autopoïétique) les difficultés décrites au début du chapitre par Barker.», in «Figura(c)tions. Apprentissage de l’acteur et sciences cognitives, p. 10 (conclusion), in www.pourunatlasdesfigures.net, dir. Mathieu Bouvier, La Manufacture, Lausanne (Hes.so) 2018, (consulté en ligne le 15/02/2021):

https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/figur-actions-apprentissage-de-lacteur-et-sciences-cognitives

[10] Voir Erin Manning et Brian Massumi, Pensée en acte, vingt propositions pour la recherche-création, Dijon, Les Presses du réel, 2018, p. 14.

[11] Ibid, préface de Jacopo Rasmi: «Manuel d’immédiation», p. 15.

[12] “Le gérondif (suffixe “-ing” en anglais) constitue le mode par excellence du processus, de l’action en train de se faire, d’une immanence active : par cette forme, on est au milieu des gestes, de devenirs. Le gérondif, pourrait-on dire, c’est le milieu de l’action, c’est la temporalité immédiate de l’en-train-de-se-faire – c’est l’immédiation.” In ibid., p. 12.

[13] Voir à ce propos Julie-Kazuko Rahir, op.cit., p. 12-13.

[14] Odette Guimond, «L’éducation somatique et le mouvement au théâtre: la méthode Feldenkrais», op.cit., p. 102.

[15] Fabienne Compet, «L’usage de la parole dans la transmission des méthodes somatiques» in Les pratiques somatiques, la boîte noire de l’histoire de la danse?, aide à la recherche et au patrimoine en danse, CND, 2017, p. 11.

Les méthodes somatiques (au nombre de trente) s’intéressent à “l’apprentissage de la conscience du corps en mouvement dans son environnement social et physique”. En font partie: l’Eutonie de Gerda Alexander, la Technique Alexander, le “Body-Mind Centering de Bonnie Bainbridge-Cohen. Voir Yvan Joly, “L’éducation somatique : au-delà du discours des méthodes”, Bulletin de l’Association des praticiens de la méthode Feldenkrais de France, n°14, hiver 1993, p.1.